« Heureux ! » : méditation de Mgr Stanislas Lalanne sur la Toussaint
« Heureux ! » : méditation sur la Toussaint par Stanislas Lalanne, évêque du diocèse de Pontoise. Le 1er novembre, fête de la Toussaint, c’est le jour où nous faisons mémoire des saints. Les saints, ceux et celles qui se sont laissé travailler par l’une ou l’autre des béatitudes…
« Heureux ! » :
méditation sur la fête de la Toussaint
par Stanislas Lalanne, évêque du diocèse de Pontoise.
Le 1er novembre, fête de la Toussaint, c’est le jour où nous faisons mémoire des saints. Les saints, ceux et celles qui se sont laissé travailler par l’une ou l’autre des béatitudes.
Elles sont un phare extraordinaire pour comprendre leur vie. Pour certains, ce fut la pauvreté de cœur, pour d’autres, la douceur, pour d’autres la miséricorde, pour d’autres encore, la paix.
La Toussaint, c’est aussi et surtout la fête de tous ces larrons qui se sont tournés, à un moment ou à l’autre de leur pauvre existence, vers Jésus en croix pour lui demander : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Et Jésus leur a répondu : « Aujourd’hui même, tu seras avec moi dans le paradis. »
« Voyant les foules, Jésus gravit la montagne : il s’assit et ses disciples s’approchèrent. Alors il ouvrit la bouche et il les enseignait… » Ce sont les Béatitudes, ce récit que nous entendons le jour de la Toussaint.
Le premier mot que Jésus adresse aux foules et à ses disciples, qu’il appelle autour de lui sur la montagne, c’est le mot « heureux ».
Etrange ! On aurait pu attendre du Messie des mots qui trient, scindent, coupent, tranchent et classent, parfois qui condamnent. Le premier mot du Christ pour nous est : « Heureux » !
Cette injonction s’adresse à des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est qu’être heureux : ils sont pauvres, ils souffrent de la persécution, ils sont dans les larmes. « Heureux » ? Et ils n’en savent rien.
Les Béatitudes : un portrait du Christ.
Pourquoi le Christ commence-t-il ainsi ? Par ce premier mot ? Le Christ ne pouvait pas commencer autrement. En fait, ce mot « heureux » ne concerne pas seulement ceux à qui il parle. C’est un mot sur lui-même, Jésus, dans sa joie la plus profonde, dans ce qu’il vit dans son cœur.
La Montagne des Béatitudes, par avance, annonce cette montagne du Calvaire. Le Christ n’a pas simplement prononcé les Béatitudes, il les a vécues. Il est le Pauvre, le Miséricordieux, celui qui a été persécuté pour la justice… Ce que le Christ a dit, c’est cela même qu’il a vécu. Oui, les Béatitudes sont le portrait du Christ.
Cet Evangile donne la clé de toute la vie de Jésus. Saint Jean l’a bien compris, lui qui ne parle de la joie du Christ qu’au moment où il se livre à l’amour qui l’habite.
S’il est là, s’il parle, s’il inaugure sa vie publique, c’est parce qu’il est rempli d’un amour plus grand que lui, qui est son dynamisme, qui est sa force, sa paix, sa joie. Voilà ce qu’il est ! « Heureux » parce qu’il est la joie du Père.
Ce mot primordial, lancé à la face du monde, c’est à cause de lui qu’il se livrera. Sa mort n’est que l’éclairage, le décryptage, le commentaire de cette joie qui l’habite. Car, finalement, à quoi bon donner sa vie, si ce n’est au nom de la joie qui nous habite et nous fait agir et vivre ?
Quand le Christ prononce cet « heureux », il revient à la parole première qui l’habite et qui est la parole du Père. Cette parole que, sans cesse, Dieu prononce sur notre monde : « Et Dieu vit que cela était bon », « Et Dieu vit que cela était très bon » (Gn 1).
Quand arrêterons-nous de comptabiliser nos fautes, nos échecs et nos erreurs ? Quand arrêterons-nous de ne pas nous aimer nous-mêmes pour commencer à pouvoir aimer les autres ?
Il est de mon ministère d’évêque, de pasteur, de le dire à temps et à contre temps à tous ceux et celles que je rencontre, qu’ils soient chrétiens ou non :
- il est bon que vous existiez ;
- il est bon que vous soyez là ;
- il est bon que vous viviez ;
- votre vie est plus forte que tout.
Vous avez connu des échecs, vous avez commis des péchés, vous avez connu des chutes, des désespérances, des chagrins ? Vous êtes blessés dans votre cœur, dans votre tête ou dans votre corps ?
Peut-être. Mais radicalement, il est « heureux » que vous soyez là. Il est bon que vous viviez. Vous comprenez bien que cette parole fondatrice, qui ne peut être qu’une parole de père, nul ne peut la prononcer, sinon Celui qui donne la vie.
Le Christ ne pouvait pas commencer sa mission et sa parole par autre chose que par cet « heureux » fondateur, car c’est le bonheur même de Dieu.
Il nous faut retrouver cette Parole première du Père…
A travers leurs histoires différentes, leurs époques, leurs états d’âme et leurs situations, tous ces hommes et ces femmes, ces enfants, ces jeunes et ces vieux, qui sont devenus des saints, sont des êtres qui n’étaient pas parfaits aux yeux des hommes.
Tout cela n’a que peu d’importance ! Mais ils ont trouvé, comme une eau murmurant en eux, la source de cette Parole : « Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré » (Ps 2, 7), donc je suis ton Père. Ils ont jeté leur existence dans l’écoute de cette Parole.
Les béatitudes : une parole sur Dieu,
mais aussi une parole sur nous-mêmes.
« Heureux les pauvres… » Cette parole, cette « béatitude », c’est-à-dire la proclamation d’un bonheur venu de Dieu, a jailli sur les lèvres de Jésus au commencement de son ministère.
Elle a retenti chez les premiers chrétiens et, singulièrement, chez saint Matthieu, comme caractérisant le véritable disciple du Christ.
« Heureux les pauvres de cœur. » Parole sur Dieu, parole sur l’homme, qui peut nous ouvrir le chemin emprunté par ces saints de tous les temps et de tous les pays.
Les pauvres, ce sont les gens sans ressources, sans recours ni défense devant le riche ou le puissant qui les opprime.
Les pauvres, ce sont l’aveugle et l’infirme, le travailleur immigré, la veuve et l’orphelin, combien d’autres encore que vous pouvez rencontrer dans votre vie de tous les jours.
Cette préférence de Dieu pour les pauvres est le signe de son incroyable amour, un amour dont il aime les hommes, non parce qu’ils ont de l’argent, de la santé ou du pouvoir, mais parce qu’ils sont ses enfants, dont chacun est aimé pour lui-même.
J’allais dire, heureusement pour nous que Dieu est ainsi ! Heureusement qu’il nous aime pas seulement parce que nous sommes des gens bien !
Au début de son ministère, Jésus proclame : « Heureux les pauvres. » Ce que vous attendez, je vous l’apporte. Je suis le messager dont parlait le prophète, envoyé porter la Bonne Nouvelle aux pauvres.
« Heureux les pauvres de cœur. » Ce n’est certainement pas pour rien que le premier enseignement de Jésus s’ouvre sur une allusion au bonheur, à ce bonheur que nous cherchons tous et qui constitue l’objet même du désir de l’homme.
Peut-être apercevez-vous l’affinité profonde qui peut exister entre la béatitude des pauvres et la fête de la Toussaint où nous proclamons les Béatitudes.
La Toussaint est comme la fête de notre avenir, de ce qui adviendra à l’humanité et qui est déjà commencé en ceux et celles qui nous précèdent auprès de Dieu.
Ce qui nous adviendra, il n’est pas en notre pouvoir de nous le donner à nous-mêmes. Nous ne pouvons que le recevoir.
Le portrait du disciple
Ce qui nous est donné dans les Béatitudes, c’est en quelque sorte le portrait du disciple, c’est-à-dire de celui qui a accepté de partager l’expérience du Seigneur, de celui en qui la Bonne Nouvelle du Règne a suscité un comportement nouveau, de celui dont elle a changé le cœur.
Ceux-là, Jésus dit qu’ils sont heureux. Cette expression étant à comprendre un peu comme une manière de féliciter quelqu’un à qui Dieu a accordé un don extraordinaire.
Quelle chance ont les pauvres de cœur qui, devant Dieu, comme devant leurs frères, sont humbles, disponibles, patients.
Quelle chance ont ceux qui mettent leurs raisons de vivre ailleurs que dans l’argent, la réussite ou le pouvoir, et qui croient à la possibilité de l’amour et de la gratuité de la rencontre.
Quelle chance ont ceux qui sont assez forts pour être doux, qui ont vaincu en eux la haine et l’injustice et qui ont commencé à briser le cercle de la violence.
Quelle chance ont ceux qui ont faim et soif d’une relation vraie avec Dieu, d’une fidélité totale à son alliance, tout en sachant que la recherche de la justice de Dieu est un combat dans lequel les difficultés, la persécution peut-être, n’épargnent pas plus les disciples que le Maître.
Ils ont de la chance ceux dont la plus grande tristesse est de ne pas encore vivre totalement de cette justice et de cette fidélité.
Ils ont de la chance ceux dont le cœur n’est pas divisé et qui ne mettent pas leur confiance dans des faux dieux.
Ils ont de la chance ceux qui, se sachant aimés d’un amour gratuit, d’un amour qui fait d’eux des pécheurs pardonnés, peuvent se tourner vers leurs frères, dans la même attitude d’accueil et de pardon.
Ils ont de la chance ceux qui, ayant ouvert les mains à la paix de Dieu, essaient d’en être les artisans, parce que la paix, c’est comme la justice, c’est comme la miséricorde, un chrétien, à la fois, la reçoit et la bâtit.
Les Béatitudes, un chemin d’humanisation
Les Béatitudes, c’est une affaire de vie ou de mort, pour chacun comme pour l’humanité.
En effet, elles sont l’expression de l’amour. Elles n’apportent pas les solutions aux problèmes. Elles constituent un mystère, une réalité qu’on ne comprend qu’en commençant à les vivre et qui est une source, toujours nouvelle, de lumière.
Elles ne sont pas un programme, ni un projet ni une loi. Elles sont un appel. Elles sont une promesse. Elles sont un risque aussi, le risque de la vie. Elles demandent, pour les accueillir, le courage de croire et le courage de vivre.
On peut se poser la question : un chrétien qui vivrait jusqu’au bout les Béatitudes serait-il encore un homme ?! Son existence serait-elle authentiquement humaine ?
Constatons que Jésus n’a vraiment rien d’un démagogue, rien de quelqu’un qui ne dit à ceux qui l’écoutent que ce qu’ils ont envie d’entendre.
Remplaçons maintenant les mots que Jésus emploie par leur contraire. On obtiendra alors, à quelque chose près, une assez bonne évocation de certains aspects de la mentalité courante :
- Heureux ceux qui courent après l’argent,
- Heureux les violents,
- Heureux ceux que ne veulent pas pardonner,
- Heureux les persécuteurs,
- Que sais-je encore ?
Je crois que quand Jésus proclame les Béatitudes, il rejoint le chemin de tout homme qui cherche à s’humaniser pleinement, à trouver sa vérité d’homme.
Paradoxe de l’Evangile ! Pour l’accueillir, il faut s’approcher de Jésus, il faut un acte de foi. Mais, dans l’Evangile ainsi reçu, l’homme reconnaît ce vers quoi il tendait, il se reconnaît lui-même, ou plutôt, il reconnaît ce qu’il est appelé à être.
Pas étonnant à mon sens. Celui qui lui parle, le Christ, c’est celui qui est venu lui apprendre que la manière la plus humaine d’aimer était une manière divine, et que Dieu seul est humain.
Les Béatitudes, un chemin de sainteté
La sainteté, c’est ce qui caractérise Dieu. C’est ce qui fait que Dieu est Dieu. C’est un peu le nom de sa différence.
Lui-même nous a fait découvrir peu à peu, et de façon définitive, par Jésus, que ce qui caractérise sa sainteté, c’est son amour absolu, prévenant, gratuit, fidèle. C’est précisément de cet amour que nous parle saint Jean dans sa première lettre.
« Voyez de quel grand amour le Père nous a fait don. » A cause de cet amour, Dieu fait de nous ses enfants, enfants bien-aimés à l’image du Fils bien-aimé. Le Père « a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu et nous le sommes ». Là est la source.
Si cela est vrai, deux conséquences :
– la première : être saint ne relève pas de la performance ou de l’exploit. Être saint ne peut pas consister seulement à faire des efforts ou à vivre héroïquement. La sainteté, c’est l’accueil de l’amour du Père, amour qui est « répandu dans nos cœurs par l’Esprit qui nous est donné ».
– la seconde : cela ne se fait pas sans nous. Cela ne se fait pas malgré nous. Cela demande du courage, mais ce courage même, c’est Dieu qui nous le donne.
Finalement, l’histoire de la sainteté, c’est l’histoire des pauvres dont Dieu a rempli d’amour les mains vides, c’est l’histoire des affamés que Dieu a rassasiés de sa miséricorde.
Par ailleurs, saint Jean nous l’affirme : « Ce que nous sommes ne paraît pas encore clairement. » Eh oui ! Nous sommes en devenir. Nous sommes des saints en devenir. Nous n’avons jamais fini, en notre vie sur terre, de devenir ce qu’à notre baptême Dieu nous a donnés d’être.
Stanislas Lalanne
Evêque de Pontoise
Octobre 2021
Illustrations : DR / Vitrail du Jugement Dernier de la Cathédrale de Bourges